Première partie (extraits)
par René Descartes
Des principes de la connaissance humaine 1. Que pour examiner la vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute autant quil se peut.
Comme nous avons été enfants avant que dêtre hommes, et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous navions pas encore lusage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte quil ny a point dapparence que nous puissions nous en délivrer, si nous nentreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon dincertitude.
2. Quil est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.
Il sera même fort utile que nous rejetions comme fausses toutes celles où nous pourrons imaginer le moindre doute, afin que si nous en découvrons quelques unes qui, nonobstant cette précaution, nous semblent manifestement vraies, nous fassions état quelles sont aussi très certaines et les plus aisées quil est possible de connaître.
3. Que nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions.
Cependant il est à remarquer que je nentends point que nous nous servions dune façon de douter si générale, sinon lorsque nous commençons à nous appliquer à la contemplation de la vérité. Car il est certain quen ce qui regarde la conduite de notre vie nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables, à cause que les occasions dagir en nos affaires se passeraient presque toujours avant que nous pussions nous délivrer de tous nos doutes; et lorsquil sen rencontre plusieurs de telles sur un même sujet, encore que nous napercevions peut-être pas davantage de vraisemblance aux unes quaux autres, si laction ne souffre aucun délai, la raison veut que nous en choisissions une, et quaprès lavoir choisie nous la suivions constamment, de même que si nous lavions jugée très certaine.
4. Pourquoi on peut douter de la vérité des choses sensibles.
Mais, dautant que nous navons point maintenant dautre dessein que de vaquer à la recherche de la vérité nous douterons en premier lieu si, de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que nous avons jamais imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant a cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres, et quil y aurait de limprudence de nous trop fier à ceux qui nous ont trompés, quand même ce naurait été quune fois, comme aussi à cause que nous songeons presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont point ailleurs, et que lorsquon est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste plus de marque par où lon puisse savoir si les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres.
5. Pourquoi on peut aussi douter des démonstrations de mathématique.
Nous douterons aussi de toutes les autres choses qui nous ont semblé autrefois très certaines, même des démonstrations de mathématique et de ses principes, encore que deux-mêmes ils soient assez manifestes parce quil y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières; mais principalement parce que nous avons ouï dire que Dieu, qui nous a créés, peut faire tout ce qui lui plaît, et que nous ne savons pas .encore si peut-être il na point voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même aux choses que nous pensons mieux connaître; car, puisquil a bien permis que nous nous soyons trompés quelquefois, ainsi quil a été déjà remarqué, pourquoi ne pourrait-il pas permettre que nous nous trompions toujours ? Et si nous voulons feindre quun Dieu tout-puissant nest point auteur de notre être, et que nous subsistons par nous-mêmes ou par quelque autre moyen, de ce que nous supposerons cet auteur moins puissant, nous aurons toujours dautant plus de sujet de croire que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement abusés.
6. Que nous avons un libre arbitre qui fait que nous pouvons nous abstenir de croire les choses douteuses, et ainsi nous empêcher dêtre trompés.
Mais quand celui qui nous a créés serait tout-puissant, et quand même il prendrait plaisir à nous tromper, nous ne laissons pas déprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois quil nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher dêtre jamais trompés.
7. Que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première connaissance certaine quon peut acquérir.
Pendant que nous rejetons en cette sorte tout ce dont nous pouvons douter, et que nous feignons même quil est faux, nous supposons facilement quil ny a point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous navons point de corps; mais nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de la vérité de toutes ces choses; car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense nest pas véritablement au même temps quil pense, que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre.
8. Quon connaît aussi ensuite la distinction qui est entre lâme et le corps.
Il me semble aussi que ce biais est tout le meilleur que nous puissions choisir pour connaître la nature de lâme, et quelle est une substance entièrement distincte du corps; car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons maintenant quil ny a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connaissons manifestement que, pour être, nous navons pas besoin dextension, de figure, dêtre en aucun lieu, ni daucune autre telle chose que lon peut attribuer au corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons; et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et quelle est plus certaine, vu que nous doutons encore quil y ait aucun corps au monde, et que nous savons certainement que nous pensons.
9. Ce que cest que penser.
Par le mot de penser, jentends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous lapercevons immédiatement par nous-mêmes; cest pourquoi non entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que jinfère de là que je suis; si jentends parler de laction qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion nest pas tellement infaillible, que je naie quelque sujet den douter, à cause quil se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je nouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place; car cela marrive quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je navais point de corps au lieu que si jentends parler seulement de laction de ma pensée ou du sentiment, cest-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait quil me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je nen puis douter, à cause quelle se rapporte à lâme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit.
10. Quil y a des notions delles-mêmes si claires quon les obscurcit en les voulant définir à la façon de lÉcole, et quelles ne sacquièrent point par létude, mais naissent avec nous.
Je nexplique pas ici plusieurs autres termes dont je me suis déjà servi et dont je fais état de me servir ci-après, car je ne pense pas que, parmi ceux qui liront mes écrits, il sen rencontre de si stupides quils ne puissent entendre deux-mêmes ce que ces termes signifient. Outre que jai remarqué que les philosophes, en tâchant dexpliquer par les règles de leur logique des choses qui sont manifestes delles-mêmes, nont rien fait que les obscurcir; et lorsque jai dit que cette proposition : Je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je nai pas pour cela nié quil ne fallût savoir auparavant ce que cest que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses semblables; mais, à cause que ce sont là des notions si simples que delles-mêmes elles ne nous font avoir la connaissance daucune chose qui existe, je nai pas jugé quelles dussent être mises ici en compte.
11. Comment nous pouvons plus clairement connaître notre âme que notre corps.
Or, afin de savoir comment la connaissance que nous avons de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et quelle est incomparablement plus évidente, et telle quencore quil ne fût point nous aurions raison de conclure quelle ne laisserait pas dêtre tout ce quelle est, nous remarquerons quil est manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes, que le néant na aucunes qualités ni propriétés qui lui soient affectées, et quoù nous en apercevons quelques-unes il se doit trouver nécessairement une chose ou substance dont elles dépendent. Cette même lumière nous montre aussi que nous connaissons dautant mieux une chose ou substance, que nous remarquons en elle davantage de propriétés; or, il est certain que nous en remarquons beaucoup plus en notre pensée quen aucune autre chose, dautant quil ny a rien qui nous excite à connaître quoi que ce soit, qui ne nous porte encore plus certainement à connaître notre pensée. Par exemple, si je me persuade quil y a une terre à cause que je la touche ou que je la vois : de cela même, par une raison encore plus forte, je dois être persuadé que ma pensée est ou existe, à cause quil se peut faire que je pense toucher la terre, encore quil ny ait peut-être aucune terre au monde; et quil nest pas possible que moi, cest-à-dire mon âme, ne soit rien pendant quelle a cette pensée; nous pouvons conclure le même de toutes les autres choses qui nous viennent en la pensée, à savoir, que nous, qui les pensons, existons, encore quelles soient peut être fausses ou quelles naient aucune existence.
12. Doù vient que tout le monde ne la connaît pas en cette façon.
Ceux qui nont pas philosophé par ordre ont eu dautres opinions sur ce sujet, parce quils nont jamais distingué assez soigneusement leur âme, ou ce qui pense davec le corps, ou ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur. Car, encore quils ne fissent point difficulté de croire quils étaient dans le monde, et quils en eussent une assurance plus grande que daucune autre chose, néanmoins, comme ils nont pas pris garde que par eux, lorsquil était question dune certitude métaphysique, ils devaient entendre seulement leur pensée, et quau contraire ils ont mieux aimé croire que cétait leur corps quils voyaient de leurs yeux, quils touchaient de leurs mains, et auquel ils attribuaient mal à propos la faculté de sentir, ils nont pas connu distinctement la nature de leur âme.
13. En quel sens on peut dire que si on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine daucune autre chose.
Mais lorsque la pensée, qui se connaît soi-même en cette façon, nonobstant quelle persiste encore à douter des autres choses, use de circonspection pour tâcher détendre sa connaissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les idées de plusieurs choses; et pendant quelle les contemple simplement, et quelle nassure pas quil y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces idées et quaussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre. Elle rencontre aussi quelques notions communes dont elle compose des démonstrations qui la persuadent si absolument quelle ne saurait douter de leur vérité pendant quelle sy applique. Par exemple, elle a en soi les idées des nombres et des figures; elle a aussi entre ses communes notions que, " si on ajoute des quantités égales à dautres quantités égales, les touts seront égaux ", et beaucoup dautres aussi évidentes que celle-ci par lesquelles il est aisé de démontrer que les trois angles dun triangle sont égaux à deux droits, etc. Tant quelle aperçoit ces notions et lordre dont elle a déduit cette conclusion ou dautres semblables, elle est très assurée de leur vérité: mais, comme elle ne saurait y penser toujours avec tant dattention, lorsquil arrive quelle se souvient de quelque conclusion sans prendre garde à lordre dont elle peut être démontrée, et que, cependant elle pense que lAuteur de son être aurait pu la créer de telle nature quelle se méprît en tout ce qui lui semble très évident, elle voit bien quelle a un juste sujet de se défier de la vérité de tout ce quelle naperçoit pas distinctement, et quelle ne saurait avoir aucune science certaine jusques à ce quelle ait connu celui qui la créée.
14. Quon peut démontrer quil y a un Dieu de cela seul que la nécessité dêtre ou dexister est comprise en la notion que nous avons de lui.
Lorsque par après, elle fait une revue sur les diverses idées ou notions qui sont en soi, et quelle y trouve celle dun être tout-connaissant, tout-puissant et extrêmement parfait, elle juge facilement, par ce quelle aperçoit en cette idée, que Dieu, qui est cet être tout parfait, est ou existe: car encore quelle ait des idées distinctes de plusieurs autres choses, elle ny remarque rien qui lassure de lexistence de leur objet; au lieu quelle aperçoit en celle-ci, non pas seulement une existence possible, comme dans les autres, mais une existence absolument nécessaire et éternelle. Et comme de ce quelle voit quil est nécessairement compris dans lidée quelle a du triangle que ses trois angles soient égaux à deux droits, elle se persuade absolument que le triangle a trois angles égaux à deux droits; de même, de cela seul quelle aperçoit que lexistence nécessaire et éternelle est comprise dans lidée quelle a dun être tout parfait, elle doit conclure que cet être tout parfait est ou existe.
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